Archives Mensuelles: juin 2013

Lettre à un frère.

Salut mon pote,

Pardonne-moi de ne pas t’avoir écrit plus tôt, des contraintes professionnelles ont phagocyté mon temps cette semaine. Le genre de trucs qui te met « charette » au moment où le soleil se décide enfin de passer un peu de temps dans le ciel parisien. Rien de grave, juste des trucs qui prennent la tête, des trucs de boulot. Pour te dire à quel point j’ai vécu dans une bulle, j’ignorais que c’était le bordel en Turquie et pire, je ne sais pas qui a écrit les moments forts de Rolland Garros cette année.

Tu es un peu jeune pour avoir vécu ça, peut-être, mais ça m’a rappelé le vingtième siècle, quand il n’y avait pas de téléphones portables, pas internet. On partait quinze jours en vacances dans une location en Ardèche, sans télévision. Comme coupés du monde, on n’était touchés que par les nouvelles vraiment majeures. Seul un événement grave pouvait perturber ces moments d’isolement.

Aujourd’hui, je ne peux que constater avec impuissance à quel point je t’écris tard, trop tard. Ce sont mes amis qui ont diffusé ta photo un peu partout sur internet. J’étais un peu jaloux : je suis toujours un peu jaloux des beaux mecs. C’est Twitter qui m’a rappelé ton prénom. C’est Le Monde qui a dressé ton portrait. Je sais pas ce que tu en penses, mais il m’énerve, ce portrait. Ils disent à quel point tu es quelqu’un d’admirable, frôlant la perfection. Brillant, affable, sans tâche. Ce n’est pas te rendre honneur, parce que je sais qu’avant tout cela, tu es humain, donc bourré de défauts autant que de qualité. On n’en a jamais parlé, mais j’aime bien me dire que comme moi et comme ceux que j’aime, tu as déjà déçu un ami, tu as déjà été cruel avec un un-e amoureux-se… Je n’aime pas les figures lisses.

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D’après David Lodge, H.G. Wells affirmait qu’un athée devrait avoir un droit de regard anticipé sur sa nécrologie. Les croyants s’en fichent, occupés qu’ils sont après leur mort à observer les vivants. Je n’aime pas ce portrait qu’on fait de toi, parce que je ne veux pas qu’on te transforme en « martyr ». Ce n’est pas parce que tu étais un chic type que ce qui t’est arrivé est un cauchemar. Le crime n’aurait été pas moins odieux si c’était tombé sur une petite fiente égoïste. Ce qui est odieux, c’est que ce drame qui te touche prouve combien ton combat était juste. Ce qui est odieux, c’est que tu as été victime d’un danger contre lequel le gouvernement a depuis longtemps cessé de nous protéger. Ce qui est odieux, c’est que les collectifs « antifa » soient devenus les derniers remparts contre la peste brune. Je n’aime pas les fabricants de martyrs, ceux qui te diront que « tu n’es pas mort en vain ». On meurt toujours en vain quand on a 19 ans. On meurt toujours en vain quand on n’a pas été protégé par ceux qui en ont la mission.

Clément, ta mort me touche, bien qu’on ne se soit jamais rencontrés. Ta mort me bouleverse, mais pas parce que tu étais quelqu’un de merveilleux, je n’ai pas eu l’opportunité d’en témoigner. En revanche, je sais que combattre ensemble pour la justice, cela transforme deux étrangers l’un à l’autre en deux frères complices. Cette semaine, mes frères et moi avons perdu un jeune frère, voilà ce qui nous bouleverse.

Salut Clément, le combat continue.

Bonus musical : Ghinzu – Seaside Friends

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